Par Janice Hood, le vendredi 19 décembre 2085.

Son visage était affiché depuis des années comme celui de la révolution étudiante. Une jeune Che au féminin. Elle a été à la tête des premiers mouvements de la jeunesse contre la séparation du Monde, avant de devenir plus une image et un idéal qu’une personne. S’adressant à la population par des moyens simples, mais difficilement contrâbles, la moindre de ses apparitions publiques, vers la fin, annonçait des révoltes et des manifestations de plus en plus importantes. Aujourd’hui, le verdict a été rendu. Le gouvernement américain a annonçé la déportation d’Alama Organ vers le Sud, en catégorie numéro 3. Retour sur le parcours d’une jeune idéaliste.
Née le 21 juin 2059, Alama Juice Organ grandit avec son unique frère ainé au sein d’une famille unie dans la banlieue modeste de Manhattan. Sa mère lui donne le prénom de l’héroïne révolutionnaire du romain fantaisiste « La croix de fer ». Signe du destin ? Sans doute. Elle la pousse à suivre des cours de théâtre et de solfège jusqu’à son adolescence. Son père, négociateur aux feues Nations-Unies, lui transmettra sans doute ce goût de la paix et son talent pour la persuasion. Après une scolarité sans heurts, malgré ses nombreux articles passés inaperçus sur le net contre la construction du mur, elle poursuit des études de négociation commerciale internationale au sein de la prestigieuse université de Columbia, où elle apprend notamment le mandarin et le français. Ses multiples lectures, sur l’Histoire ou la philosophie, lui forgeront un esprit libre de toute pollution gouvernementale. C’est durant ces cinq années qu’elle fonde l’association étudiante « Les érudits contre les fatalistes ». De simples manifestations en distribution de tract, à force de persévérance et de prise de contacts avec les étudiants de tout le pays, elle réussit à organiser, en 2081, vingt-quatre manifestations simultanées dans toute l’Amérique du Nord, Canada inclus. Après deux jours de révoltes, des heurts éclatent et trois membres des forces de l’ordre sont gravement blessés. L’un d’entre eux succombera à ses blessures deux jours plus tard. Cette affaire sera bien vite étouffée, et par craintes de complications au sein des étudiants, aucune condamnation publique ne ser prononçée. Elle n’avouera son implication aux autorités que lors de son arrestation, en 2085. Elle passe son diplôme sans efforts en 2083, sans se faire remarquer plus que cela. Mais elle commence malgré tout à se faire un nom parmi les protestataires étudiants, qui voient en elle l’élément déclencheur qu’il leur manquait pour réunir assez de personnes pour se faire entendre.
Jeune embauchée en tant que « Responsable des stratégies commerciales », elle est chargée des liens avec l’Europe de l’Ouest et l’Asie du Sud-Est. Discrètement, elle en profite pour se mettre en contact avec des anciens étudiants de Chine, Laos et France, qui se chargent à leur tour de réunir les étudiants des pays environnants. Fin 2084, ce ne sont pas moins dequatre million sept cent milles étudiants qui descendent dans la rue, dans cinquante-six pays simultanément pour participer à la « Journée contre la fin de l’Humanité ». En tête de parade, ouvrant fièrement la marche de la manifestation de New-York, révélant enfin son identité afin de réunir pas moins de huit cent milles étudiants de tout l’Etat, Alama clame haut et fort les slogans désormais connus des étudiants du monde entier. Le discours qu’elle prononce le 22 décembre 2084, quatre jours après le début des émeutes, fait le tour du monde. Ses paroles phares seront reprises dans toutes les révoltes de l’année suivante, avant la fermeture du Mur. Ses reprises de Ghandi, alors oublié, feront trembler des centaines de milliers de personnes devant leur télé. Elle déclenche la colère générale en annonçant la couleur. « Tout compromis repose sur des concessions mutuelles, mais il ne saurait y avoir de concessions mutuelles lorsqu'il s'agit de principes fondamentaux ». Alors que les étudiants commençaient à perdre du terrain, à se faire plus discrets, elle réanime les cœurs. Les plus grands révolutionnaires se joindront à elle pour appeler à la manifestation. Employés, fonctionnaires, quelques militaires et même certains politiciens descendront dans la rue durant 48 heures. Les terribles réprimandes policières et militaires provoqueront la mort de 1 853 personnes à travers le monde, civils et autorités confondues, surtout en Asie du Nord. Son père, Andy Organ, sera abbatu par les forces de l’ordre le 24 décembre. A partir de ce jour, elle se renferme dans le camp retranché des étudiant, au cœur de la ville. On la dit dépeinte de tristesse, et surtout de colère. A son arrestation, le 1er janvier 2085, d’une violence inouie, dont elle sortira le visage en sang, le tibia, la cheville et le poignet cassés, elle prononcera l’ultime phrase reprise par tous les étudiants. « J’ai pour but l’amitié avec le monde entier. Je peux unir le plus grand amour à la plus ferme opposition au mal ». Nul ne reverra son visage, jusqu’à la diffusion d’une photo volée, lors du verdict, dans la nuit du 18 au 19 décembre. Ainsi, Alama ira au Sud. Son transfert est programmé pour la veille de la fermeture du Mur, afin de ne lui permettre aucun retour.

Alama ne digérait toujours pas sa déportation de ce côté du Mur. Elle acceptait totalement l’idée qu’elle y avait sa place, mais elle avait tant à faire de l’autre côté. Tant à combattre, tant d’idées à faire circuler. Heureusement, içi, elle s’était trouvée un but. Son goût pour la négociation et son désintérêt des affaires communes avait réussi à la placer au premier rang des négociations entre communautés. Elle avait réussi à débloquer des situations de plus en plus délicates. Le fait qu’elle ne prenne jamais parti avait sûrement aider. Pour elle, aucune communauté n’était plus importante qu’une autre. Il fallait qu’ils comprennent que la clé de la survie ne tenait qu’à leur bonne entente. Seuls, ils périraient tous. Son état d’esprit, son habitude d’exposer clairement les situations sans jamais donner l’avantage à l’un ou l’autre, sa façon de ne jamais élever la voix, mais à pourtant réussir à faire entendre raison aux plus décidés avait eu raison des cas les plus drastiques. Les solutions qu’elles proposaient étaient toujours équitables, et nul ne se sentait mis de côté. C’était sans doute la clé de la réussite des négociations qu’elle menait. Elle aimait se sentir utile. On lui avait offert le confort du Sud, la douce vie et la sécurité de l’Ouest, ou encore la nourriture de l’Est, mais pour elle, la réussite de ses missions était basée uniquement sur son impartialité. Ainsi, quand sa requête de rester au Centre, neutre, avait été acceptée, elle n’avait pas hésité longtemps. Elle se faisait discrète, mais ne manquait de rien de vital. Tout le monde savait plus ou moins qu’elle avait participé aux révoltes du Nord, mais elle n’avait pris la peine de ne le raconter à personne, et elle ne savait jamais exactement qui était au courant. Elle s’en moquait bien. Sa colère et sa rancune prenait le pas sur le reste. Le reste n’était pas important. Elle ne s’était permis qu’un plaisir. Elle le cachait bien, mais elle était certaine d’avoir la plus grande collection de livres. Elle n’avait, certes, pas vérifié, mais elle avait conservé la moindre œuvre dénichée au cours de ses visites. Elle avait également réussi à en négocier plus d’une trentaine ! C’était, pour elle, un exploit incroyable. Elle ne savait même pas qu’il restait tant de livres. Et se gardait bien d’en informer qui que ce soit. Maintes fois, elle avait pensé demander une salle, et en ouvrir l’accès à quelques rares privilégiés (les plus jeunes surtout, pour leur apprendre à lire), malheureusement, elle savait bien que ce n’était la priorité de personne au sein de cette ville.
Aujourd’hui, son seul but, hormis la conquête de la liberté des gens du Sud, était de garantir une vie décente aux habitants de Tijuana. Et ce n’était pas de tout repos.